Mouvement des indignés : vers un nouvel âge de la démocratie ?
Par Thomas Coutrot (3 novembre 2011)
La révolte des Indignés ne faiblit pas. Pour Thomas Coutrot, économiste et coprésident
d’Attac, ce mouvement est appelé à durer, car il « touche des ressorts profonds dans la conscience des citoyens du monde entier ».
Ce n’est pas un simple mouvement social. Il exprime l’aspiration à une
démocratie réelle, c’est-à-dire le pouvoir du peuple et pas des
oligarchies, la lutte contre la privatisation de l’État par la finance
mais aussi par la classe politique. Sur nos places publiques s’inventent
aujourd’hui de nouvelles pratiques et un nouvel âge de la démocratie.
Le mouvement des Indignés n’est pas un feu de paille. Son extension rapide dans le monde
– entre la révolution tunisienne de décembre/janvier et l’occupation de
Wall Street, il se passe moins d’un an – atteste qu’il touche des
ressorts profonds dans la conscience des citoyens du monde entier. Les
pouvoirs iranien ou chinois craignent eux aussi comme la peste une
« révolution Twitter ».
Ce mouvement passera par des hauts et des bas. Il connaîtra des tentatives de récupération : M. Trichet qui « interprète le message » des Indignés et Mme Merkel qui les « comprend »...
Il aura des points forts et des points faibles (comme la France en ce
moment). Mais il est appelé à durer et à marquer profondément le climat
politique mondial des années à venir.
La raison en est simple : la crise actuelle met à nu les mécanismes
de confiscation du pouvoir et des richesses construits depuis trente ans
par le néolibéralisme sous couvert de formes politiques démocratiques.
La fusion des élites financières et étatiques – nulle part aussi
institutionnalisée qu’aux États-Unis avec l’achat en toute transparence
des hommes politiques par les lobbyistes des multinationales – éclate au
grand jour avec les plans faramineux de sauvetage de la finance et
leurs corollaires, les plans d’hyper-austérité imposés aux peuples.
Le compromis entre capitalisme et démocratie est aujourd’hui épuisé
Ces plans suscitent bien sûr des résistances sociales. Grèves,
émeutes, manifestations syndicales se succèdent dans les pays les plus
touchés. Mais le mouvement des Indignés n’est pas un simple mouvement
social. Il n’exprime pas seulement le point de vue de catégories
spécifiques de la population – jeunes, retraités, salariés, femmes… –
touchées par des politiques régressives. Il n’agrège pas des individus
appartenant à des groupes sociaux aux intérêts communs et qui
chercheraient à faire pression sur les décideurs politiques pour
infléchir leurs décisions en leur faveur. C’est avant tout un mouvement
citoyen radicalement démocratique, dont le sens profond est clair : le
compromis entre capitalisme et démocratie permis depuis deux siècles par
le système représentatif est aujourd’hui épuisé.
Reprenons les trois principales critiques adressées au mouvement,
pour montrer les incompréhensions qu’il suscite et, en creux, son
caractère radicalement novateur.
« Ils n’ont pas de revendications ! » Même si des assemblées
populaires ont pu élaborer des listes de revendications très variées, le
mouvement en lui-même ne porte aucune exigence positive fédératrice. Sa
critique de la domination des banques et des politiciens ne
s’accompagne pas de mots d’ordre simples qui définiraient des buts à
atteindre. L’important n’est pas là : il est dans le refus par les
simples citoyens que des représentants élus prennent des décisions
contraires à la volonté populaire. Il est dans l’exigence que chacun-e
puisse peser, contrôler, participer aux décisions. Il est dans
l’exigence de la démocratie réelle.
« Ils n’ont pas de porte-parole ! » Justement… Les Indignés
expriment une critique radicale de la confiscation « démocratique » du
pouvoir par des élites autoproclamées et (en général) confirmées par le
vote. Ils ont compris le caractère antidémocratique de toute
représentation, où les représentants, aristocratie légitimée par
l’élection, s’érigent en pouvoir sur le peuple (ou, dans les syndicats
ou associations, sur les adhérents…). Le refus de tout porte-parole
permanent, le souci obsessionnel d’éviter qu’un ou plusieurs individus
s’élèvent au-dessus du mouvement en prétendant – avec malheureusement
son assentiment – le représenter reflètent une compréhension très
profonde des mécanismes de la domination politique dans tout système
représentatif.
« Ils rejettent la politique. » Aberration suprême que cette
accusation, qui revient souvent chez des militants d’extrême gauche
déçus de voir qu’ils sont l’objet de la même méfiance que les
politiciens sociaux-démocrates ou de droite. Ces militants sont
indignés… que leurs tentatives de faire prévaloir la juste ligne dans
les assemblées populaires se heurtent à la volonté farouche des citoyens
de ne pas abdiquer leur libre-arbitre, au bénéfice d’un groupe
politique constitué qui les instrumentaliserait dans sa conquête de
places ou dans la compétition politique institutionnelle. Comme si le
fait que des citoyens s’emparent des places publiques et y mettent en
débat les affaires communes n’était pas une manifestation éclatante de
leur passion de la politique au sens noble du terme !
Le capitalisme parlementaire a dépouillé la démocratie de son contenu subversif
C’est ainsi du moins que les Anciens voyaient la démocratie, et ce
jusqu’aux révolutions bourgeoises du XVIIIe siècle. Les historiens de la
démocratie (Pierre Manent, Yves Sintomer, et même Pierre Rosanvallon)
ont montré comment les révolutionnaires avaient pour la plupart une peur
bleue de la démocratie. Celle-ci signifiait pour eux pouvoir de la
populace, rejet des hiérarchies sociales, fussent-elles basées sur la
propriété ou le talent, exigence de participation directe de chacun aux
affaires de tous. Ils ont montré le lent processus par lequel la
bourgeoisie a fini par accepter le suffrage universel, après l’avoir
dépouillé de presque tout caractère subversif. La participation directe
des citoyens, le tirage au sort des titulaires de charges politiques
pour éviter la confiscation du pouvoir par sa professionnalisation, qui
étaient jusqu’en 1789 unanimement associés à l’idée originelle de
démocratie [1],
sont devenus des aberrations incompréhensibles pour des « Modernes »
tout occupés à accumuler le capital et les jouissances matérielles. Le
capitalisme parlementaire, ce deuxième âge de la démocratie, a largement
dépouillé celle-ci de son contenu égalitaire et subversif.
Mais les Indignés rejettent les ersatz de démocratie. La crise
sociale, la crise écologique, l’affaissement des imaginaires
consumériste et productiviste intimement liés au capitalisme ne
permettent plus la légitimation des notables, possédants ou experts,
fussent-ils choisis par des électeurs formatés par des systèmes
éducatif, productif et médiatique générateurs de résignation et de
passivité sociales. Face à l’effondrement de ce monde confisqué par des
élites qui montrent chaque jour davantage leur irresponsabilité,
l’exigence qui monte chez les citoyens est celle d’imposer une
démocratie réelle, c’est-à-dire le pouvoir du peuple et pas des
oligarchies.
L’invention d’un troisième âge de la démocratie
Ce cadre d’interprétation définit alors des tâches assez précises
pour les amis de l’émancipation. Les aspirations des Indignés ne peuvent
se concrétiser que par l’introduction de réformes politiques
fondamentales, qui abolissent la privatisation de l’État non seulement
par la finance mais par la classe politique elle-même. L’impulsion pour
imposer ces réformes ne peut naître que de la rue, mais leur
concrétisation suppose une révolution institutionnelle. Les places
publiques sont aujourd’hui les laboratoires où les citoyens-chercheurs
construisent des pratiques radicalement démocratiques pour éviter la
confiscation représentative : tirage au sort des animateurs d’AG ou des
orateurs parmi des volontaires, rotation systématique des charges
fonctionnelles, construction d’une pensée collective par l’écoute active
et le refus de la dictature de l’urgence, préservation d’une structure
horizontale d’organisation…
Ces pratiques s’ancrent dans des expériences historiques nombreuses,
quoique souvent refoulées, en particulier dans la tradition libertaire
et autogestionnaire du socialisme. Elles prolongent bien des innovations
portées par le mouvement altermondialiste depuis dix ans. Elles ne
visent pas la tâche, impossible dans des sociétés vastes et complexes
comme les nôtres, d’éliminer toute représentation, de généraliser la
démocratie directe pour toutes les décisions. Ces innovations doivent et
peuvent déboucher, dans les années qui viennent, sur des innovations
institutionnelles radicales qui arracheront l’État des mains des
oligarchies. Sur l’invention d’un troisième âge de la démocratie, où la
représentation serait enserrée dans l’étau du contrôle populaire.
Thomas Coutrot, économiste, membre du conseil scientifique d’Attac
Ce texte est également publié par Mouvements.info
Notes
[1] Montesquieu écrivait « le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’oligarchie ».
sources : http://www.bastamag.net/article1871.html
Par Thomas Coutrot (3 novembre 2011)
La révolte des Indignés ne faiblit pas. Pour Thomas Coutrot, économiste et coprésident
d’Attac, ce mouvement est appelé à durer, car il « touche des ressorts profonds dans la conscience des citoyens du monde entier ».
Ce n’est pas un simple mouvement social. Il exprime l’aspiration à une
démocratie réelle, c’est-à-dire le pouvoir du peuple et pas des
oligarchies, la lutte contre la privatisation de l’État par la finance
mais aussi par la classe politique. Sur nos places publiques s’inventent
aujourd’hui de nouvelles pratiques et un nouvel âge de la démocratie.
Le mouvement des Indignés n’est pas un feu de paille. Son extension rapide dans le monde
– entre la révolution tunisienne de décembre/janvier et l’occupation de
Wall Street, il se passe moins d’un an – atteste qu’il touche des
ressorts profonds dans la conscience des citoyens du monde entier. Les
pouvoirs iranien ou chinois craignent eux aussi comme la peste une
« révolution Twitter ».
Ce mouvement passera par des hauts et des bas. Il connaîtra des tentatives de récupération : M. Trichet qui « interprète le message » des Indignés et Mme Merkel qui les « comprend »...
Il aura des points forts et des points faibles (comme la France en ce
moment). Mais il est appelé à durer et à marquer profondément le climat
politique mondial des années à venir.
La raison en est simple : la crise actuelle met à nu les mécanismes
de confiscation du pouvoir et des richesses construits depuis trente ans
par le néolibéralisme sous couvert de formes politiques démocratiques.
La fusion des élites financières et étatiques – nulle part aussi
institutionnalisée qu’aux États-Unis avec l’achat en toute transparence
des hommes politiques par les lobbyistes des multinationales – éclate au
grand jour avec les plans faramineux de sauvetage de la finance et
leurs corollaires, les plans d’hyper-austérité imposés aux peuples.
Le compromis entre capitalisme et démocratie est aujourd’hui épuisé
Ces plans suscitent bien sûr des résistances sociales. Grèves,
émeutes, manifestations syndicales se succèdent dans les pays les plus
touchés. Mais le mouvement des Indignés n’est pas un simple mouvement
social. Il n’exprime pas seulement le point de vue de catégories
spécifiques de la population – jeunes, retraités, salariés, femmes… –
touchées par des politiques régressives. Il n’agrège pas des individus
appartenant à des groupes sociaux aux intérêts communs et qui
chercheraient à faire pression sur les décideurs politiques pour
infléchir leurs décisions en leur faveur. C’est avant tout un mouvement
citoyen radicalement démocratique, dont le sens profond est clair : le
compromis entre capitalisme et démocratie permis depuis deux siècles par
le système représentatif est aujourd’hui épuisé.
Reprenons les trois principales critiques adressées au mouvement,
pour montrer les incompréhensions qu’il suscite et, en creux, son
caractère radicalement novateur.
« Ils n’ont pas de revendications ! » Même si des assemblées
populaires ont pu élaborer des listes de revendications très variées, le
mouvement en lui-même ne porte aucune exigence positive fédératrice. Sa
critique de la domination des banques et des politiciens ne
s’accompagne pas de mots d’ordre simples qui définiraient des buts à
atteindre. L’important n’est pas là : il est dans le refus par les
simples citoyens que des représentants élus prennent des décisions
contraires à la volonté populaire. Il est dans l’exigence que chacun-e
puisse peser, contrôler, participer aux décisions. Il est dans
l’exigence de la démocratie réelle.
« Ils n’ont pas de porte-parole ! » Justement… Les Indignés
expriment une critique radicale de la confiscation « démocratique » du
pouvoir par des élites autoproclamées et (en général) confirmées par le
vote. Ils ont compris le caractère antidémocratique de toute
représentation, où les représentants, aristocratie légitimée par
l’élection, s’érigent en pouvoir sur le peuple (ou, dans les syndicats
ou associations, sur les adhérents…). Le refus de tout porte-parole
permanent, le souci obsessionnel d’éviter qu’un ou plusieurs individus
s’élèvent au-dessus du mouvement en prétendant – avec malheureusement
son assentiment – le représenter reflètent une compréhension très
profonde des mécanismes de la domination politique dans tout système
représentatif.
« Ils rejettent la politique. » Aberration suprême que cette
accusation, qui revient souvent chez des militants d’extrême gauche
déçus de voir qu’ils sont l’objet de la même méfiance que les
politiciens sociaux-démocrates ou de droite. Ces militants sont
indignés… que leurs tentatives de faire prévaloir la juste ligne dans
les assemblées populaires se heurtent à la volonté farouche des citoyens
de ne pas abdiquer leur libre-arbitre, au bénéfice d’un groupe
politique constitué qui les instrumentaliserait dans sa conquête de
places ou dans la compétition politique institutionnelle. Comme si le
fait que des citoyens s’emparent des places publiques et y mettent en
débat les affaires communes n’était pas une manifestation éclatante de
leur passion de la politique au sens noble du terme !
Le capitalisme parlementaire a dépouillé la démocratie de son contenu subversif
C’est ainsi du moins que les Anciens voyaient la démocratie, et ce
jusqu’aux révolutions bourgeoises du XVIIIe siècle. Les historiens de la
démocratie (Pierre Manent, Yves Sintomer, et même Pierre Rosanvallon)
ont montré comment les révolutionnaires avaient pour la plupart une peur
bleue de la démocratie. Celle-ci signifiait pour eux pouvoir de la
populace, rejet des hiérarchies sociales, fussent-elles basées sur la
propriété ou le talent, exigence de participation directe de chacun aux
affaires de tous. Ils ont montré le lent processus par lequel la
bourgeoisie a fini par accepter le suffrage universel, après l’avoir
dépouillé de presque tout caractère subversif. La participation directe
des citoyens, le tirage au sort des titulaires de charges politiques
pour éviter la confiscation du pouvoir par sa professionnalisation, qui
étaient jusqu’en 1789 unanimement associés à l’idée originelle de
démocratie [1],
sont devenus des aberrations incompréhensibles pour des « Modernes »
tout occupés à accumuler le capital et les jouissances matérielles. Le
capitalisme parlementaire, ce deuxième âge de la démocratie, a largement
dépouillé celle-ci de son contenu égalitaire et subversif.
Mais les Indignés rejettent les ersatz de démocratie. La crise
sociale, la crise écologique, l’affaissement des imaginaires
consumériste et productiviste intimement liés au capitalisme ne
permettent plus la légitimation des notables, possédants ou experts,
fussent-ils choisis par des électeurs formatés par des systèmes
éducatif, productif et médiatique générateurs de résignation et de
passivité sociales. Face à l’effondrement de ce monde confisqué par des
élites qui montrent chaque jour davantage leur irresponsabilité,
l’exigence qui monte chez les citoyens est celle d’imposer une
démocratie réelle, c’est-à-dire le pouvoir du peuple et pas des
oligarchies.
L’invention d’un troisième âge de la démocratie
Ce cadre d’interprétation définit alors des tâches assez précises
pour les amis de l’émancipation. Les aspirations des Indignés ne peuvent
se concrétiser que par l’introduction de réformes politiques
fondamentales, qui abolissent la privatisation de l’État non seulement
par la finance mais par la classe politique elle-même. L’impulsion pour
imposer ces réformes ne peut naître que de la rue, mais leur
concrétisation suppose une révolution institutionnelle. Les places
publiques sont aujourd’hui les laboratoires où les citoyens-chercheurs
construisent des pratiques radicalement démocratiques pour éviter la
confiscation représentative : tirage au sort des animateurs d’AG ou des
orateurs parmi des volontaires, rotation systématique des charges
fonctionnelles, construction d’une pensée collective par l’écoute active
et le refus de la dictature de l’urgence, préservation d’une structure
horizontale d’organisation…
Ces pratiques s’ancrent dans des expériences historiques nombreuses,
quoique souvent refoulées, en particulier dans la tradition libertaire
et autogestionnaire du socialisme. Elles prolongent bien des innovations
portées par le mouvement altermondialiste depuis dix ans. Elles ne
visent pas la tâche, impossible dans des sociétés vastes et complexes
comme les nôtres, d’éliminer toute représentation, de généraliser la
démocratie directe pour toutes les décisions. Ces innovations doivent et
peuvent déboucher, dans les années qui viennent, sur des innovations
institutionnelles radicales qui arracheront l’État des mains des
oligarchies. Sur l’invention d’un troisième âge de la démocratie, où la
représentation serait enserrée dans l’étau du contrôle populaire.
Thomas Coutrot, économiste, membre du conseil scientifique d’Attac
Ce texte est également publié par Mouvements.info
Notes
[1] Montesquieu écrivait « le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’oligarchie ».
sources : http://www.bastamag.net/article1871.html