http://blogs.rue89.com/hotel-wikipedia/2011/10/21/wikipedia-hors-la-loi-comment-montrer-larchitecture-en-france-225485
Wikipédia hors-la-loi : comment montrer l'architecture en France
Pierre-Carl Langlais
wikipedien
Publié le 21/10/2011 à 09h20
Le logo de Wikipédia et ses différentes versions (Wikipédia)
Si vous avez le temps, pensez à jeter un coup d'œil aux articles de la Wikipédia francophone sur le Viaduc de Millau ou la Tour Montparnasse. D'ici un mois, ils perdront peut-être un de leurs attributs essentiels : leurs illustrations.
Leur présence (ou absence) reste suspendue au résultat d'un référendum wikipédien (dans le jargon local, on appelle ça une Prise de décision). L'enjeu de ce référendum : savoir si Wikipédia.fr restera hors-la-loi.
La liberté de panorama
Car Wikipédia.fr est hors-la-loi. Le résultat d'un précédent référendum sur l'utilisation des images contrevient explicitement aux dispositions du code de la propriété intellectuelle qui protègent les œuvres d'architecture. Il permet l'hébergement de photographies d'œuvres architecturales récentes sans demander au préalable l'accord des ayants-droits. Cet accord est présumé. Les ayants-droits peuvent demander le retrait a posteriori, mais ils ne sont pas interrogés sur leur inclusion.
La position de la France sur le sujet n'est pas ordinaire. Comme le montre cette carte, la plupart des pays de l'Union européenne ont en effet adopté un concept juridique d'origine germanique : la « Panoramafreiheit » ou liberté de panorama. Il part du principe que toute œuvre disposée dans l'espace public peut être librement reproduite. Autrement, sa présence risque de « privatiser » partiellement cet espace qui doit demeurer la propriété de tous.
C'est ce qui se produit en France. Protégée, la pyramide de Ming Pei masque une portion d'un lieu public, le Louvre. Une photographie véritablement libre de droit, se devra d'être « trouée ».
Le Louvre « troué » (Free-Online-Photos)
Plus étrangement encore, le Choix du chaos soulignait que la Tour Eiffel est publique le jour, mais privée la nuit. Gustave Eiffel étant décédé depuis plus de 70 ans, son monument est passé dans le domaine public. Par contre, l'éclairage constitue une œuvre d'art récente, et à ce titre est protégé.
Francophone n'est pas français
On peut certes arguer que la Wikipédia francophone n'étant pas la Wikipédia française et que, de plus, ses serveurs étant situés aux Etats-Unis, elle n'a pas à suivre la loi française. En fait ce raisonnement ne tient pas.
En 2007, la Wikimedia Foundation a émis une résolution officielle sur les exceptions au droit d'auteur. Elle prescrit que chaque projet doit définir ses exceptions au droit d'auteur en accord avec la loi américaine et celle « des pays où le contenu du projet est le plus consulté ».
Dans le cas de la Wikipédia francophone, il n'y a pas d'ambiguïté : les trois-quarts des visiteurs et des contributeurs sont français.
La crainte irrationnelle... de l'appareil photo
Rétroactivement, ce débat interroge. Pourquoi la France n'admet-elle pas de liberté de panorama ? S'agissait-il avant tout de garantir des revenus complémentaires aux architectes dans un pays réputé pour son patrimoine ? En fait non.
Les motivations originelles du législateur sont beaucoup plus troubles. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l'industrie photographique se généralise. D'abord l'apanage de quelques inventeurs ou hommes d'affaires, elle se répand chez les amateurs et les artisans.
Le 7 mars 1861, le tribunal de commerce de la Seine rend un arrêt prédisposant la création d'une liberté de panorama à la française :
« Les rues des villes, de pays, les sites pittoresques sont de droit public en ce qui concerne leur reproduction par l'industrie photographique. »
Cette orientation initiale n'est finalement pas suivie.
Au cours des trois décennies suivantes, l'Etat limite au maximum les droits des photographes. Les reproductions des immeubles, des jardins publics et des monuments sont considérées comme illégales jusqu'au début du XXe siècle.
Cette législation draconienne vise à répondre à tout un ensemble de craintes quasi-irrationnelles liées à l'irruption de l'appareil photographique dans la vie quotidienne. De nombreuses plaintes sont déposées à l'encontre de photographies de personnes ou de biens réalisées sans consentement préalable. Dans « Parcourir et gérer la rue parisienne à l'poque contemporaine » (éd. L'Harmattan, 2008), Thierry Tissot fait remarquer que :
« Pour qualifier l'acte photographique, les magistrats usent d'ailleurs volontiers d'une terminologie délictueuse, cet acte procédant du rapt, ou du vol, voire du viol, et même de l'attentat. »
L'absence de liberté de panorama n'est vraisemblablement qu'un résidu de cette appréhension globale. La jurisprudence reste d'ailleurs assez floue à ce propos. Elle reconnaît deux critères justifiant de la protection d'un « morceau » de l'espace public :
« un caractère artistique certain »,
l'individualité du bâtiment (ce ne peut pas être une construction en série).
Un beau jeu d'équilibriste
Aujourd'hui, qui a intérêt à respecter cette loi ? Quasiment personne.
Les juristes rechignent à l'appliquer. Ils font généralement jouer en concurrence le droit à l'image et le droit à la citation. En 2005, un arrêt de la cour de Lyon déboute une plainte du sculpteur David Buren et de l'architecte Christian Drevet qui visait la reproduction sur une carte postale d'une œuvre exposée place des Terraux. L'arrêt en question spécifie que celle-ci « se fondait dans l'ensemble architectural de la place des Terreaux, dont elle constituait un simple élément ».
Il souligne cependant que cette décision ne justifie en aucun cas l'instauration d'un droit de panorama à la française. Bref, un beau jeu d'équilibriste.
Les architectes eux-mêmes en viennent à ignorer ces dispositions légales. Sur la page du référendum, je supputais que l'absence de plainte de leur part constituait une sorte d'approbation tacite. Les ayants-droit du viaduc de Millau n'ont pas pu ne pas remarquer la présence d'une illustration sur l'article de Wikipédia. Ils n'ont pourtant entrepris aucune procédure judiciaire. Et pour cause : la diffusion des illustrations participe de la publicisation de l'œuvre architecturale.
Il serait grand temps que les responsables politiques se penchent sur cette question. Il ne s'agit pas seulement de simplifier la vie des Wikipédiens, des juristes et des architectes. L'enjeu est plus large.
Il y a quelques semaines, le président de Wikimédia France, Rémi Mathis, appelait à « rendre aux français leur patrimoine architectural ». L'on se doit en effet de réaffirmer le principe d'un espace public intégral. Sans trou.
Wikipédia hors-la-loi : comment montrer l'architecture en France
Pierre-Carl Langlais
wikipedien
Publié le 21/10/2011 à 09h20
Le logo de Wikipédia et ses différentes versions (Wikipédia)
Si vous avez le temps, pensez à jeter un coup d'œil aux articles de la Wikipédia francophone sur le Viaduc de Millau ou la Tour Montparnasse. D'ici un mois, ils perdront peut-être un de leurs attributs essentiels : leurs illustrations.
Leur présence (ou absence) reste suspendue au résultat d'un référendum wikipédien (dans le jargon local, on appelle ça une Prise de décision). L'enjeu de ce référendum : savoir si Wikipédia.fr restera hors-la-loi.
La liberté de panorama
Car Wikipédia.fr est hors-la-loi. Le résultat d'un précédent référendum sur l'utilisation des images contrevient explicitement aux dispositions du code de la propriété intellectuelle qui protègent les œuvres d'architecture. Il permet l'hébergement de photographies d'œuvres architecturales récentes sans demander au préalable l'accord des ayants-droits. Cet accord est présumé. Les ayants-droits peuvent demander le retrait a posteriori, mais ils ne sont pas interrogés sur leur inclusion.
La position de la France sur le sujet n'est pas ordinaire. Comme le montre cette carte, la plupart des pays de l'Union européenne ont en effet adopté un concept juridique d'origine germanique : la « Panoramafreiheit » ou liberté de panorama. Il part du principe que toute œuvre disposée dans l'espace public peut être librement reproduite. Autrement, sa présence risque de « privatiser » partiellement cet espace qui doit demeurer la propriété de tous.
C'est ce qui se produit en France. Protégée, la pyramide de Ming Pei masque une portion d'un lieu public, le Louvre. Une photographie véritablement libre de droit, se devra d'être « trouée ».
Le Louvre « troué » (Free-Online-Photos)
Plus étrangement encore, le Choix du chaos soulignait que la Tour Eiffel est publique le jour, mais privée la nuit. Gustave Eiffel étant décédé depuis plus de 70 ans, son monument est passé dans le domaine public. Par contre, l'éclairage constitue une œuvre d'art récente, et à ce titre est protégé.
Francophone n'est pas français
On peut certes arguer que la Wikipédia francophone n'étant pas la Wikipédia française et que, de plus, ses serveurs étant situés aux Etats-Unis, elle n'a pas à suivre la loi française. En fait ce raisonnement ne tient pas.
En 2007, la Wikimedia Foundation a émis une résolution officielle sur les exceptions au droit d'auteur. Elle prescrit que chaque projet doit définir ses exceptions au droit d'auteur en accord avec la loi américaine et celle « des pays où le contenu du projet est le plus consulté ».
Dans le cas de la Wikipédia francophone, il n'y a pas d'ambiguïté : les trois-quarts des visiteurs et des contributeurs sont français.
La crainte irrationnelle... de l'appareil photo
Rétroactivement, ce débat interroge. Pourquoi la France n'admet-elle pas de liberté de panorama ? S'agissait-il avant tout de garantir des revenus complémentaires aux architectes dans un pays réputé pour son patrimoine ? En fait non.
Les motivations originelles du législateur sont beaucoup plus troubles. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l'industrie photographique se généralise. D'abord l'apanage de quelques inventeurs ou hommes d'affaires, elle se répand chez les amateurs et les artisans.
Le 7 mars 1861, le tribunal de commerce de la Seine rend un arrêt prédisposant la création d'une liberté de panorama à la française :
« Les rues des villes, de pays, les sites pittoresques sont de droit public en ce qui concerne leur reproduction par l'industrie photographique. »
Cette orientation initiale n'est finalement pas suivie.
Au cours des trois décennies suivantes, l'Etat limite au maximum les droits des photographes. Les reproductions des immeubles, des jardins publics et des monuments sont considérées comme illégales jusqu'au début du XXe siècle.
Cette législation draconienne vise à répondre à tout un ensemble de craintes quasi-irrationnelles liées à l'irruption de l'appareil photographique dans la vie quotidienne. De nombreuses plaintes sont déposées à l'encontre de photographies de personnes ou de biens réalisées sans consentement préalable. Dans « Parcourir et gérer la rue parisienne à l'poque contemporaine » (éd. L'Harmattan, 2008), Thierry Tissot fait remarquer que :
« Pour qualifier l'acte photographique, les magistrats usent d'ailleurs volontiers d'une terminologie délictueuse, cet acte procédant du rapt, ou du vol, voire du viol, et même de l'attentat. »
L'absence de liberté de panorama n'est vraisemblablement qu'un résidu de cette appréhension globale. La jurisprudence reste d'ailleurs assez floue à ce propos. Elle reconnaît deux critères justifiant de la protection d'un « morceau » de l'espace public :
« un caractère artistique certain »,
l'individualité du bâtiment (ce ne peut pas être une construction en série).
Un beau jeu d'équilibriste
Aujourd'hui, qui a intérêt à respecter cette loi ? Quasiment personne.
Les juristes rechignent à l'appliquer. Ils font généralement jouer en concurrence le droit à l'image et le droit à la citation. En 2005, un arrêt de la cour de Lyon déboute une plainte du sculpteur David Buren et de l'architecte Christian Drevet qui visait la reproduction sur une carte postale d'une œuvre exposée place des Terraux. L'arrêt en question spécifie que celle-ci « se fondait dans l'ensemble architectural de la place des Terreaux, dont elle constituait un simple élément ».
Il souligne cependant que cette décision ne justifie en aucun cas l'instauration d'un droit de panorama à la française. Bref, un beau jeu d'équilibriste.
Les architectes eux-mêmes en viennent à ignorer ces dispositions légales. Sur la page du référendum, je supputais que l'absence de plainte de leur part constituait une sorte d'approbation tacite. Les ayants-droit du viaduc de Millau n'ont pas pu ne pas remarquer la présence d'une illustration sur l'article de Wikipédia. Ils n'ont pourtant entrepris aucune procédure judiciaire. Et pour cause : la diffusion des illustrations participe de la publicisation de l'œuvre architecturale.
Il serait grand temps que les responsables politiques se penchent sur cette question. Il ne s'agit pas seulement de simplifier la vie des Wikipédiens, des juristes et des architectes. L'enjeu est plus large.
Il y a quelques semaines, le président de Wikimédia France, Rémi Mathis, appelait à « rendre aux français leur patrimoine architectural ». L'on se doit en effet de réaffirmer le principe d'un espace public intégral. Sans trou.