Pour avoir cherché à démasquer le groupe
Anonymous, HBGary, une société de sécurité informatique, a vu ces
derniers s’emparer des archives emails de l’entreprise et les publier
aux yeux de tous sur internet. HBGary, qui compte plusieurs agences
fédérales ainsi que l’armée américaine parmi ses clients, a ainsi
dévoilé – bien involontairement – de nombreuses informations
compromettantes, dont une concernant la mise au point d’une
technologie permettant à un seul opérateur d’incarner une multitude de
personnages à travers différents réseaux sociaux, tels Facebook,
Twitter ou MySpace.
Avec un tel logiciel, une personne
pourrait ainsi simuler, à elle seule, un effet de foule, une petite
équipe pourrait mettre en scène une majorité. La psycho-sociologie
ayant toujours cours dans le virtuel, on imagine aisément l’intérêt
d’un tel outil pour quiconque voulant influencer l’opinion (et la
presse) à travers les réseaux sociaux.
Le logiciel, pour lequel l’armée américaine a passé un appel d’offre en
juin dernier – lui aussi rendu public de façon fortuite -, est
particulièrement sophistiqué. Il intègre des outils destinés à aider son
utilisateur à incarner de façon cohérente plusieurs dizaines de
personnalités différentes, des technologies destinées à rendre
l’ensemble furtif en cas de surveillance électronique, ainsi qu’à
automatiser une partie de la vie en ligne des différentes marionnettes
ainsi opérées. Mais dans les faits, de tels logiciels, dans des
versions moins sophistiquées, sont déjà en usage depuis un certain
temps.
Il y a un an la version Française du
blog ReadWriteWeb a eu l’occasion de faire face à ce type de
technologie destinée a manipuler l’opinion publique. Suite à la
publication d’un article décrivant un mode de harcèlement opéré par ce
qui était identifié alors sur Facebook comme des islamistes
Tunisiens, ces derniers nous prirent pour cible. Ce fut le début d’une
longue enquête qui nous permit de démasquer une vaste opération de
manipulation orchestrée par le régime Ben Ali, au cours de laquelle
nous avons pu découvrir, avec le concours de cyberdissidents
Tunisiens, l’existence de ces logiciels de Persona Management.
Ben Ali ne faisait pas un usage intensif
de ce type de logiciel, il avait une solution bien plus radicale :
une véritable petite armée numérique, forte de 500 à 1000 hommes,
auxquels le RCD, le parti présidentiel, venait prêter main forte
durant les périodes électorales.
La mise en scène de faux islamistes
(ainsi que la manipulation ou la complicité de vrais islamistes sur
Facebook) n’était en réalité qu’une petite partie d’une vaste
opération de manipulation de l’opinion, orchestrée par les services de
Ben Ali et sous sa supervision directe. Cette opération d’ « infowar »
fut un échec. La manipulation fut révélée au grand jour, suivie de
celle d’une tentative de piratage de comptes Facebook et Gmail de
nombreux citoyens Tunisiens, le mois suivant. Facebook, qui devait
devenir six mois plus tard l’un des outils au service de la
révolution, était déjà le lieu d’une révolte depuis plusieurs années,
qui venait de remporter ses premières victoires.
Un an et une révolution plus tard, c’est
toujours en Tunisie que l’on trouve les infowars politiques les plus
sophistiquées. Le 4 mai 2011 apparaissait sur Facebook la vidéo d’une
interview de Farhat Rajhi, ex ministre du premier gouvernement post
révolutionnaire de la Tunisie. L’homme, très populaire sur Facebook
mais candide en politique, y faisait des révélations fracassantes. Il
s’était fait connaître du grand public en détaillant à la télévision,
un mois plus tôt, la façon dont son bureau ministériel s’était fait
prendre d’assaut par une horde non identifiée et éméchée, aux allures
de milice. L’homme avait décidé de mettre à pied, au sein du ministère
de l’intérieur dont il avait la charge, les responsables de la
répression de l’ère Ben Ali, ce qui n’était pas pour plaire à tout le
monde. Trois jours après ces incidents, il fut d’ailleurs démis de ses
fonctions, ce qui provoqua au passage un sursaut du nombre de comptes
créés sur Facebook dans le pays.
La thèse exposée par Farhat Rajhi dans
la vidéo qui fit son apparition sur Facebook le 4 mai au soir est
simple : le gouvernement de transition préparerait un coup d’Etat
militaire et n’attendrait que la victoire annoncée du parti islamique
Ennhadha pour se saisir du pouvoir et imposer sa loi. Mais c’est la
façon dont cet interview à été utilisée dans le cadre d’une « infowar »
qui est annonciatrice d’une nouvelle ère dans la communication
politique. L’entretien que Farhat Rajhi a accordé au journal en ligne
Nourpress.com, jusqu’ici parfaitement inconnu, s’est déroulé sur près
d’une heure et a été filmé. Pas avec un téléphone portable, mais avec
une caméra professionnelle, bien visible. Il ne s’agit en aucun cas
d’un piège, ce qu’a confirmé Farhat Rajhi le lendemain sur les ondes
d’ExpressFM, une radio nationale très écoutée. Mais ce n’est pas le
journal en ligne qui a publié cette vidéo. Cette dernière aurait été
‘volée par des pirates’ qui se seraient introduits sur les systèmes
informatiques du journal (vraisemblablement par la porte d’entrée du
bâtiment, avec la complicité d’une des journalistes qui a réalisé
l’interview – selon un communiqué du journal en question -, et en
utilisant une clé usb comme méthode d’intrusion, ceux qui
s’attendaient à une histoire de hackers digne de Hollywood en sont
pour leurs frais).
L’un des journalistes complices de la
fuite a été immédiatement identifié – grâce aux traces qu’il a laissé
un peu partout sur Facebook – comme un sympathisant d’Ennahdha, le
parti islamique – et tout laisse penser qu’il est en rapport avec le
mystérieux groupe qui a mis en ligne une large partie de l’interview
sur Facebook. A ce stade, il est utile de préciser qu’Ennahdha ne se
distingue pas seulement par ses prises de positions politiques, mais
également par l’extrême professionnalisme de ses usages de Facebook.
Seul parti à avoir acheté de la publicité à la régie Facebook, ses
différentes pages officielles sont faites dans les règles de l’art, et
sont entourées d’une myriade de pages fans ‘informatives’, présentées
comme non affiliées au parti, dont les propos glissent doucement vers
une approbation claire et nette de l’idéologie d’Ennahdha. De
nombreuses pages fans très suivies durant la révolution auraient été
achetées par le parti dans les semaines qui ont suivi le 14 janvier,
lui permettant ainsi de se constituer rapidement une audience
confortable afin de ‘lancer’ des alertes ou de diffuser des
‘informations’.
Selon des sources fiables, le parti, qui
vient de passer commande d’une installation fibre optique reliant
plus d’une vingtaine de ses bureaux, dispose d’une war room dédiée à
la gestion de communautés sur Facebook, qui compte une douzaine de
permanents. La publication sur Facebook des propos tenus par Farhat
Rajhi, de facto, est très probablement un élément de communication
dont le timing, à défaut du contenu, a été maîtrisé par l’équipe de
campagne d’Ennahdha dans le but de « faire du buzz ». Le moins que
l’on puisse dire, c’est que l’opération est jusqu’ici parfaitement
réussie. L’intégrale de l’interview, révélée entre temps, laisse
apparaître, elle, un Farhat Rajhi jouant sur les rivalités
régionalistes dans des passages soigneusement élagués de l’entretient
qui auraient, s’ils avaient été diffusés dès le départ, donné une
saveur de vulgaire conversation de bistro aux révélations faites par
l’ancien ministre.
Le lendemain, alors que la publication
de cette vidéo provoquait les premières manifestations violemment
réprimées à Tunis, Radio Kalima, une radio internet dirigée par Sihem
Ben Sedrine, figure historique de l’opposition à Ben Ali, subissait un
attaque informatique l’empêchant de diffuser dans la soirée, alors
qu’au même moment se propageaient des rumeurs de coups d’Etat,
sourçant l’information comme provenant de Radio Kalima, bien incapable
de démentir les propos qu’on lui prêtait. Le surlendemain, au milieu
des photos empruntées à l’Iran ou la Syrie censées dénoncer les
violences policières à Tunis, et diffusées par des pages Facebook ‘pro
révolutionnaires’, ce sont deux autres radios nationales, ExpressFM
et JawharaFM, qui se voyaient désigner comme sources d’une information
annonçant l’arrestation de Farhat Rajhi. Une rumeur de plus, qui
ajoute à une vaste stratégie de désinformation remarquablement
orchestrée.
Jusqu’ici, en Tunisie tout du moins,
seule l’armée numérique de Ben Ali et les officines à son service
étaient capables d’une telle prouesse en termes d’infowar, c’est
d’ailleurs cette armée numérique que la patronne de radio Kalima a
accusé lors d’une conférence de presse « d’urgence » le 6 mai, sans
imaginer un instant qu’il est probable qu’une bonne partie de ses
soldats aient déserté et ne soient aujourd’hui que de simples
mercenaires, et sans envisager un instant non plus que les officines
occultes de désinformation sur internet aient, entre temps, renouvelé
leur clientèle.
L’hypothèse d’une opération menée par le
parti islamiste Ennhadha est tout aussi vraisemblable, tout comme
celle d’une opération commandité par une organisation
instrumentalisant, une fois de plus, les islamistes, quitte à leur
donner un coup de pouce. Il faut dire que le parti Islamique est, sur
les réseaux sociaux, dans une mauvaise passe. Révélations sur ses
finances occultes (là aussi, à travers une fuite de documents),
rumeurs sur la polygamie du leader charismatique, réponse juridique
violente et menaces de mort anonymes envers des administrateurs de
pages Facebook ayant organisé un buzz tournant en dérision certaines
initiatives en ligne du parti… Il était temps de frapper un grand coup
pour faire oublier une série de contretemps.
De son coté, le premier ministre
Tunisien désignait, quelques jours après les faits, le Parti
Communiste des Ouvriers deTunisie, accusé de s’opposer à la tenue de
l’élection de l’Assemblée Constituante, le 24 juillet 2011. Il
qualifiait par ailleurs les propos de Rajhi de ‘Dangeureux’ et le
disait manipulé par le POCT. La Tunisie est un cas extrême. Les média
traditionnels n’y ont aucune crédibilité, et durant les années Ben
Ali, l’internet y était l’un des plus censuré du monde. Facebook y a
longtemps été le seul espace où l’on pouvait s’exprimer librement
(sous un nom d’emprunt la plupart du temps) et trouver de
l’information sur la situation du pays.
Un temps tenté par la censure pure et
simple de Facebook, Ben Ali opta finalement pour l’infiltration et la
manipulation. Une décision qui causa sa perte, mais il pourrait en
être tout autrement dans d’autres contrées. Facebook en Tunisie est un
lieu important pour l’information, sans pour autant être un média, ni
véritablement un distributeur. La nature des interactions qui s’y
déroulent est très proche de l’essence du ‘téléphone arabe’, il
s’insère d’une façon très particulière dans une culture millénaire de
la transmission de l’information, et au sein d’une société qui l’a
totalement adopté. La façon dont les média sociaux ont pris une
importance considérable en Tunisie tient aussi au fait qu’avec un âge
médian de moins de trente ans, la population est jeune et très éduquée.
Le pays est parsemé d’universités, et le taux de pénétration
d’internet y est le plus élevé du continent africain.
Les compétences susceptibles
d’orchestrer et d’exécuter de telles « infowars » ne manquent pas en
Tunisie, formées au sein de l’armée numérique de Ben Ali, chez un sous
traitant ou au sein du parti gouvernemental. Accessoirement, tout ce
petit monde parle français, ce qui, au vu de la proximité
qu’entretenait le régime de Ben Ali avec le gouvernement Français,
particulièrement préoccupé ces dernières années par sa mission
civilisatrice de l’internet, laisse craindre le pire.
Récemment, c’est Vincent Glad,
journaliste chez Slate, qui mettait à jour un stratagème de
communication utilisé sur Twitter par l’équipe de communication du
ministre Français des NTIC, Eric Besson, et un personnage fictif,
@fierdefrance, mis en place depuis quelques temps et avec lequel il
mettait en scène un échange purement imaginaire destiné à relancer le «
buzz » politique qui a fait suite à la publication d’une photo de
Dominique Strauss Khan montant au volant d’une Porshe. Gouvernements,
partis politiques, entreprises et lobbies, le marché qui s’ouvre à ce
type de compétences est vaste. La mise au point de logiciels
sophistiqués de Persona Management annonce le début d’une ère semi
industrielle de l’infowar et la floraison d’officine occultes –
certaines étant déjà en service depuis des années.
Attaquer un adversaire politique,
déstabiliser un gouvernement, faire taire une information gênante pour
la conduite des affaires ou déstabiliser le cours de bourse d’un
concurrent à l’occasion d’une OPA : de quoi intéresser beaucoup de
monde.
Fabrice Epelboin sur reflets.info
sources : http://actualutte.info/?p=4605&utm_medium=twitter&utm_source=twitterfeed
22 juin 2011
Anonymous, HBGary, une société de sécurité informatique, a vu ces
derniers s’emparer des archives emails de l’entreprise et les publier
aux yeux de tous sur internet. HBGary, qui compte plusieurs agences
fédérales ainsi que l’armée américaine parmi ses clients, a ainsi
dévoilé – bien involontairement – de nombreuses informations
compromettantes, dont une concernant la mise au point d’une
technologie permettant à un seul opérateur d’incarner une multitude de
personnages à travers différents réseaux sociaux, tels Facebook,
Twitter ou MySpace.
Avec un tel logiciel, une personne
pourrait ainsi simuler, à elle seule, un effet de foule, une petite
équipe pourrait mettre en scène une majorité. La psycho-sociologie
ayant toujours cours dans le virtuel, on imagine aisément l’intérêt
d’un tel outil pour quiconque voulant influencer l’opinion (et la
presse) à travers les réseaux sociaux.
Le logiciel, pour lequel l’armée américaine a passé un appel d’offre en
juin dernier – lui aussi rendu public de façon fortuite -, est
particulièrement sophistiqué. Il intègre des outils destinés à aider son
utilisateur à incarner de façon cohérente plusieurs dizaines de
personnalités différentes, des technologies destinées à rendre
l’ensemble furtif en cas de surveillance électronique, ainsi qu’à
automatiser une partie de la vie en ligne des différentes marionnettes
ainsi opérées. Mais dans les faits, de tels logiciels, dans des
versions moins sophistiquées, sont déjà en usage depuis un certain
temps.
Il y a un an la version Française du
blog ReadWriteWeb a eu l’occasion de faire face à ce type de
technologie destinée a manipuler l’opinion publique. Suite à la
publication d’un article décrivant un mode de harcèlement opéré par ce
qui était identifié alors sur Facebook comme des islamistes
Tunisiens, ces derniers nous prirent pour cible. Ce fut le début d’une
longue enquête qui nous permit de démasquer une vaste opération de
manipulation orchestrée par le régime Ben Ali, au cours de laquelle
nous avons pu découvrir, avec le concours de cyberdissidents
Tunisiens, l’existence de ces logiciels de Persona Management.
Ben Ali ne faisait pas un usage intensif
de ce type de logiciel, il avait une solution bien plus radicale :
une véritable petite armée numérique, forte de 500 à 1000 hommes,
auxquels le RCD, le parti présidentiel, venait prêter main forte
durant les périodes électorales.
La mise en scène de faux islamistes
(ainsi que la manipulation ou la complicité de vrais islamistes sur
Facebook) n’était en réalité qu’une petite partie d’une vaste
opération de manipulation de l’opinion, orchestrée par les services de
Ben Ali et sous sa supervision directe. Cette opération d’ « infowar »
fut un échec. La manipulation fut révélée au grand jour, suivie de
celle d’une tentative de piratage de comptes Facebook et Gmail de
nombreux citoyens Tunisiens, le mois suivant. Facebook, qui devait
devenir six mois plus tard l’un des outils au service de la
révolution, était déjà le lieu d’une révolte depuis plusieurs années,
qui venait de remporter ses premières victoires.
Un an et une révolution plus tard, c’est
toujours en Tunisie que l’on trouve les infowars politiques les plus
sophistiquées. Le 4 mai 2011 apparaissait sur Facebook la vidéo d’une
interview de Farhat Rajhi, ex ministre du premier gouvernement post
révolutionnaire de la Tunisie. L’homme, très populaire sur Facebook
mais candide en politique, y faisait des révélations fracassantes. Il
s’était fait connaître du grand public en détaillant à la télévision,
un mois plus tôt, la façon dont son bureau ministériel s’était fait
prendre d’assaut par une horde non identifiée et éméchée, aux allures
de milice. L’homme avait décidé de mettre à pied, au sein du ministère
de l’intérieur dont il avait la charge, les responsables de la
répression de l’ère Ben Ali, ce qui n’était pas pour plaire à tout le
monde. Trois jours après ces incidents, il fut d’ailleurs démis de ses
fonctions, ce qui provoqua au passage un sursaut du nombre de comptes
créés sur Facebook dans le pays.
La thèse exposée par Farhat Rajhi dans
la vidéo qui fit son apparition sur Facebook le 4 mai au soir est
simple : le gouvernement de transition préparerait un coup d’Etat
militaire et n’attendrait que la victoire annoncée du parti islamique
Ennhadha pour se saisir du pouvoir et imposer sa loi. Mais c’est la
façon dont cet interview à été utilisée dans le cadre d’une « infowar »
qui est annonciatrice d’une nouvelle ère dans la communication
politique. L’entretien que Farhat Rajhi a accordé au journal en ligne
Nourpress.com, jusqu’ici parfaitement inconnu, s’est déroulé sur près
d’une heure et a été filmé. Pas avec un téléphone portable, mais avec
une caméra professionnelle, bien visible. Il ne s’agit en aucun cas
d’un piège, ce qu’a confirmé Farhat Rajhi le lendemain sur les ondes
d’ExpressFM, une radio nationale très écoutée. Mais ce n’est pas le
journal en ligne qui a publié cette vidéo. Cette dernière aurait été
‘volée par des pirates’ qui se seraient introduits sur les systèmes
informatiques du journal (vraisemblablement par la porte d’entrée du
bâtiment, avec la complicité d’une des journalistes qui a réalisé
l’interview – selon un communiqué du journal en question -, et en
utilisant une clé usb comme méthode d’intrusion, ceux qui
s’attendaient à une histoire de hackers digne de Hollywood en sont
pour leurs frais).
L’un des journalistes complices de la
fuite a été immédiatement identifié – grâce aux traces qu’il a laissé
un peu partout sur Facebook – comme un sympathisant d’Ennahdha, le
parti islamique – et tout laisse penser qu’il est en rapport avec le
mystérieux groupe qui a mis en ligne une large partie de l’interview
sur Facebook. A ce stade, il est utile de préciser qu’Ennahdha ne se
distingue pas seulement par ses prises de positions politiques, mais
également par l’extrême professionnalisme de ses usages de Facebook.
Seul parti à avoir acheté de la publicité à la régie Facebook, ses
différentes pages officielles sont faites dans les règles de l’art, et
sont entourées d’une myriade de pages fans ‘informatives’, présentées
comme non affiliées au parti, dont les propos glissent doucement vers
une approbation claire et nette de l’idéologie d’Ennahdha. De
nombreuses pages fans très suivies durant la révolution auraient été
achetées par le parti dans les semaines qui ont suivi le 14 janvier,
lui permettant ainsi de se constituer rapidement une audience
confortable afin de ‘lancer’ des alertes ou de diffuser des
‘informations’.
Selon des sources fiables, le parti, qui
vient de passer commande d’une installation fibre optique reliant
plus d’une vingtaine de ses bureaux, dispose d’une war room dédiée à
la gestion de communautés sur Facebook, qui compte une douzaine de
permanents. La publication sur Facebook des propos tenus par Farhat
Rajhi, de facto, est très probablement un élément de communication
dont le timing, à défaut du contenu, a été maîtrisé par l’équipe de
campagne d’Ennahdha dans le but de « faire du buzz ». Le moins que
l’on puisse dire, c’est que l’opération est jusqu’ici parfaitement
réussie. L’intégrale de l’interview, révélée entre temps, laisse
apparaître, elle, un Farhat Rajhi jouant sur les rivalités
régionalistes dans des passages soigneusement élagués de l’entretient
qui auraient, s’ils avaient été diffusés dès le départ, donné une
saveur de vulgaire conversation de bistro aux révélations faites par
l’ancien ministre.
Le lendemain, alors que la publication
de cette vidéo provoquait les premières manifestations violemment
réprimées à Tunis, Radio Kalima, une radio internet dirigée par Sihem
Ben Sedrine, figure historique de l’opposition à Ben Ali, subissait un
attaque informatique l’empêchant de diffuser dans la soirée, alors
qu’au même moment se propageaient des rumeurs de coups d’Etat,
sourçant l’information comme provenant de Radio Kalima, bien incapable
de démentir les propos qu’on lui prêtait. Le surlendemain, au milieu
des photos empruntées à l’Iran ou la Syrie censées dénoncer les
violences policières à Tunis, et diffusées par des pages Facebook ‘pro
révolutionnaires’, ce sont deux autres radios nationales, ExpressFM
et JawharaFM, qui se voyaient désigner comme sources d’une information
annonçant l’arrestation de Farhat Rajhi. Une rumeur de plus, qui
ajoute à une vaste stratégie de désinformation remarquablement
orchestrée.
Jusqu’ici, en Tunisie tout du moins,
seule l’armée numérique de Ben Ali et les officines à son service
étaient capables d’une telle prouesse en termes d’infowar, c’est
d’ailleurs cette armée numérique que la patronne de radio Kalima a
accusé lors d’une conférence de presse « d’urgence » le 6 mai, sans
imaginer un instant qu’il est probable qu’une bonne partie de ses
soldats aient déserté et ne soient aujourd’hui que de simples
mercenaires, et sans envisager un instant non plus que les officines
occultes de désinformation sur internet aient, entre temps, renouvelé
leur clientèle.
L’hypothèse d’une opération menée par le
parti islamiste Ennhadha est tout aussi vraisemblable, tout comme
celle d’une opération commandité par une organisation
instrumentalisant, une fois de plus, les islamistes, quitte à leur
donner un coup de pouce. Il faut dire que le parti Islamique est, sur
les réseaux sociaux, dans une mauvaise passe. Révélations sur ses
finances occultes (là aussi, à travers une fuite de documents),
rumeurs sur la polygamie du leader charismatique, réponse juridique
violente et menaces de mort anonymes envers des administrateurs de
pages Facebook ayant organisé un buzz tournant en dérision certaines
initiatives en ligne du parti… Il était temps de frapper un grand coup
pour faire oublier une série de contretemps.
De son coté, le premier ministre
Tunisien désignait, quelques jours après les faits, le Parti
Communiste des Ouvriers deTunisie, accusé de s’opposer à la tenue de
l’élection de l’Assemblée Constituante, le 24 juillet 2011. Il
qualifiait par ailleurs les propos de Rajhi de ‘Dangeureux’ et le
disait manipulé par le POCT. La Tunisie est un cas extrême. Les média
traditionnels n’y ont aucune crédibilité, et durant les années Ben
Ali, l’internet y était l’un des plus censuré du monde. Facebook y a
longtemps été le seul espace où l’on pouvait s’exprimer librement
(sous un nom d’emprunt la plupart du temps) et trouver de
l’information sur la situation du pays.
Un temps tenté par la censure pure et
simple de Facebook, Ben Ali opta finalement pour l’infiltration et la
manipulation. Une décision qui causa sa perte, mais il pourrait en
être tout autrement dans d’autres contrées. Facebook en Tunisie est un
lieu important pour l’information, sans pour autant être un média, ni
véritablement un distributeur. La nature des interactions qui s’y
déroulent est très proche de l’essence du ‘téléphone arabe’, il
s’insère d’une façon très particulière dans une culture millénaire de
la transmission de l’information, et au sein d’une société qui l’a
totalement adopté. La façon dont les média sociaux ont pris une
importance considérable en Tunisie tient aussi au fait qu’avec un âge
médian de moins de trente ans, la population est jeune et très éduquée.
Le pays est parsemé d’universités, et le taux de pénétration
d’internet y est le plus élevé du continent africain.
Les compétences susceptibles
d’orchestrer et d’exécuter de telles « infowars » ne manquent pas en
Tunisie, formées au sein de l’armée numérique de Ben Ali, chez un sous
traitant ou au sein du parti gouvernemental. Accessoirement, tout ce
petit monde parle français, ce qui, au vu de la proximité
qu’entretenait le régime de Ben Ali avec le gouvernement Français,
particulièrement préoccupé ces dernières années par sa mission
civilisatrice de l’internet, laisse craindre le pire.
Récemment, c’est Vincent Glad,
journaliste chez Slate, qui mettait à jour un stratagème de
communication utilisé sur Twitter par l’équipe de communication du
ministre Français des NTIC, Eric Besson, et un personnage fictif,
@fierdefrance, mis en place depuis quelques temps et avec lequel il
mettait en scène un échange purement imaginaire destiné à relancer le «
buzz » politique qui a fait suite à la publication d’une photo de
Dominique Strauss Khan montant au volant d’une Porshe. Gouvernements,
partis politiques, entreprises et lobbies, le marché qui s’ouvre à ce
type de compétences est vaste. La mise au point de logiciels
sophistiqués de Persona Management annonce le début d’une ère semi
industrielle de l’infowar et la floraison d’officine occultes –
certaines étant déjà en service depuis des années.
Attaquer un adversaire politique,
déstabiliser un gouvernement, faire taire une information gênante pour
la conduite des affaires ou déstabiliser le cours de bourse d’un
concurrent à l’occasion d’une OPA : de quoi intéresser beaucoup de
monde.
Fabrice Epelboin sur reflets.info
sources : http://actualutte.info/?p=4605&utm_medium=twitter&utm_source=twitterfeed
22 juin 2011