Si je puis me permettre d'intervenir en tant que psychiatre, je mettrai tout le monde d'accord en disant que, de nos jours, l'attirance de l'aficionado pour les blessures et la mort est masquée à lui-même.
Les aficionados paient, parfois cher, pour assister à un spectacle très particulier : on enfonce tout au long de la lidia, pendant 20 minutes, divers instruments de métal dans la chair de l'animal, dans des flots de sang, jusqu'à sa mort. Et cela sur 6 taureaux successifs.
Mais dans nos sociétés, les amateurs de corrida ne peuvent plus assumer cette passion comme telle, y compris vis à vis d'eux-mêmes :
- le goût de la violence et de la souffrance devient une valeur négative, on ne peut plus se réjouir ouvertement de la souffrance des taureaux et des chevaux comme on se le permettait jusqu'aux premières décennies du XXe siècle.
- les connaissances scientifiques (évolutionnisme, éthologie, biologie, génétique, psychologie comparée...) font qu'on ne peut plus considérer les animaux comme les simples objets de notre bon vouloir, et on assiste au développement d'une éthique de l'animal.
- les connaissances écologiques invitent à repenser les rapports de pure domination de l'homme sur la nature; qui avaient si longtemps prévalu.
Ainsi, les amateurs de corrida protestent de nos jours immanquablement de leur absence d'agressivité, et clament qu'ils sont à mille lieux de la moindre intention sadique, ils jouent les vierges effarouchées, ils se drapent dans leur dignité outragée. Et ils expliquent par le menu qu'ils sont uniquement motivés par un souci artistique, technique, culturel, voire spirituel. Ils évacuent la souffrance de l'animal comme étant inexistante ou négligeable, ou encore inévitable, mais ils sont intarissables sur les aspects historiques, mythologiques, anthropologiques, sociologiques, économiques, écologiques, psychanalytiques, philosophiques voire éthiques de la tauromachie (ah, ce bon M Wolff). Ils s'acharnent à démontrer que la tauromachie se situe au-delà du bien et du mal. Et on a droit à la danse énigmatique avec la mort, l'affrontement rituel du dionysiaque et de l'apollinien, l'échange tragique entre humanité et animalité, le ballet sacré entre Eros et Thanatos, la métaphore conjuratoire de la condition humaine, la quête en champ clos du face à face sacrificiel etc.
Ce qui est donc frappant, c'est qu'aucun aficionado (à de rarissimes exceptions) ne va répondre sur le fond. Aucun ne va jamais dire que ce qui le fait jouir, c'est ce jeu de blessures, de chair entaillée, de sang, de douleur, d'agonie et de mort. Aucun ne va endosser cette évidence, qui saute aux yeux de tout observateur extérieur, que le plaisir se trouve dans le supplice infligé à l'animal.
Et tenez-vous bien, l'aficionado voudrait lui-même se convaincre que son plaisir n'est pas là.
Parce que c'est avant tout lui-même que l'aficionado cherche à tromper. Il peut même dire devoir parfois faire un effort pour supporter la souffrance de l'animal à certains moments, et il dit sans doute vrai. Mais n'empêche qu'il est là, sur les gradins, et que personne ne le force à y être.
Nous avons à l'évidence affaire à des mécanismes mentaux qui permettent à l'aficionado d'échapper à l'évidence, c'est-à-dire des mécanismes de défense psychiques.
On peut l'aborder au moins par deux modèles, chacun considérant que l'être humain est un être complexe, en proie à des conflits intérieurs : le modèle dit de la dissonance cognitive de Festinger, et le modèle psychanalytique.
- La théorie dite de la dissonance cognitive a été mise au point dans les années 50 par Leon Festinger, un psycholoque social américain.
Ce modèle constate que lorsque l'être humain est en proie à des affects, des croyances, des idées et des comportements qui sontcontradictoires entre eux, il ressent un malaise, une tension désagréable qu'il va faire en sorte de résoudre en modifiant le plus souvent ses idées, en modifiant sa représentation intellectuelle du monde.
Par conséquent les aficionados ne peuvent pas assumer cette passion comme telle, y compris vis à vis d'eux-mêmes, parce que c'est avant tout eux-mêmes qu'ils cherchent à tromper. Et c'est pourquoi ils vont nier le plaisir qu'ils éprouvent au spectacle de la souffrance, voire nier cette souffrance elle-même. Et ils vont affirmer avec force et conviction, car ils s'en sont eux-mêmes convaincus, que cette passion a à voir avec l'esthétique, la technique, la culture, le spirituel etc... Exactement comme les chasseurs qui nient que leur plaisir soit dû au fait de tirer sur un animal vivant, et proclament inlassablement qu'ils chassent pour être en communion avec la nature, pour apprendre à connaître l'animal, pour perpétuer une tradition familale ou régionale, pour passer des moments intenses avec des amis, pour manger des choses naturelles, pour participer à la régulation de la faune, à la gestion des nuisibles et à la sauvegarde des espaces naturels.
- Le modèle psychanalytique vise comme on sait à rendre compte de l'ensemble du fonctionnement mental
Et là aussi, des mécanismes mentaux vont être à l'oeuvre pour tenter de résoudre tant bien que mal les conflits intérieurs.
. Si on s'oriente vers un fonctionnement dit "pervers", on peut invoquer des mécanismes dit de déni et de clivage. Le déni désigne le refus de prendre en compte certains éléments de la réalité externe (en l'occurrence la souffrance du taureau), le clivage désigne ici le clivage de la personne entre une partie de sa réalité psychique conforme au principe de réalité (l'aficionado perçoit tout à fait les blessures et la souffrance infligées au taureau), et une autre partie de sa réalité psychique régie par le principe de plaisir (l'aficionado ne veut rien savoir de ces blessures et de cette souffrance dont il tire son plaisir).
. Si on s'oriente vers un fonctionnement dit "névrotique", on peut invoquer des mécanismes de refoulement et de déplacement. Le refoulement est l'opération inconsciente par laquelle le sujet repousse et maintient à distance du conscient des représentations considérées comme inconciliables avec le Moi, c'est-à-dire l'instance dont la fonction est de maintenir une unité de la personne, en l'occurrence le spectacle des blessures et de la souffrance du taureau. Auquel cas le refus de reconnaître la souffrance et le plaisir pris à cette souffrance relèvent de ce que les psychanalyste appellent la dénégation. Le déplacement est l'opération par laquelle l'affect lié à une représentation, en l'occurrence le plaisir lié au spectacle des sévices infligés et de la souffrance, va être déplacé sur d'autres représentations, en l'occurrence les constructions esthétiques, techniques et culturelles qui entourent les sévices et la souffrance.
Tout ceci explique que les aficionados peuvent être, en dehors de leur passion révoltante, de braves citoyens, d'honnêtes pères de famille, ou de bons amis.
En espérant ne pas vous avoir trop assommés ;-)