LE MONDE DES INDIGNÉS
Paris Match | MARDI 20 DÉCEMBRE 2011 par Martin Hirsch
Pour l'ancien haut-commissaire à la Jeunesse, les indignés préfèrent "la reconquête de la dignité à la violence de la révolution".
Ils sont jeunes, mais leurs maîtres à penser ont plus de 90 ans.
Ils sont la génération Internet, ils se retrouvent sur Facebook, mais ils ont fait d’un livre l’un des plus grands best-sellers depuis « Harry Potter ».
Ils sont contre la mondialisation, mais ils martèlent les mêmes slogans aux quatre coins de la planète, de New York à Madrid, de Tel-Aviv à Athènes.
Ils préfèrent revendiquer leurs incertitudes que suivre ceux qui leur paraissent arrogants dans leurs certitudes, tels ces experts qui, récemment, donnaient de drôles d’exemples à la France : « L’Italie, le Portugal, la Grèce et plusieurs nouveaux Etats membres ont, eux aussi, mené des réformes courageuses, pour contrôler leurs dépenses publiques, moderniser leur administration et mieux recruter leurs agents publics. L’Espagne a œuvré pour l’accès de tous à la propriété du logement, dans une économie en quasi-plein-emploi », pouvait-on lire dans l’introduction d’un rapport destiné, en 2008, à libérer la croissance**.
Ils sont les enfants de ces altermondialistes que les « vrais » économistes traitaient, avec la plus grande condescendance, de plaisantins utopistes lorsqu’ils défendaient une taxe sur les transactions financières dont des dirigeants libéraux, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel en tête, sont devenus aujourd’hui d’ardents défenseurs.
Ils combattent le libéralisme et les inégalités qu’il sécrète. Ils sont désormais soutenus par la plus libérale des organisations internationales, l’OCDE, qui vient d’apporter de l’eau à leur moulin, interpellant avec une forme différente, mais avec la même vigueur, les dirigeants du monde riche. « Les gouvernements doivent s’attaquer au fossé record qui sépare les riches des pauvres », exhorte ainsi l’OCDE en dénonçant, profusion de chiffres à l’appui, un écart de revenus au plus haut depuis trente ans.
ILS NE VEULENT PAS PAYER LES POTS CASSÉS D’UNE CRISE DONT ILS NE S’ESTIMENT PAS RESPONSABLES
Ils ont des prétentions exorbitantes : ils souhaitent un logement abordable à Tel-Aviv, un travail qui les fasse vivre à Madrid, une démocratie dont les décisions ne soient pas dictées par les banques d’affaires à New York.
Ils se disent indignés. Pas révoltés. Comme s’ils préféraient la reconquête de la dignité à la violence de la révolution. Ils ont un point commun : ils ne veulent pas payer les pots cassés d’une crise dont ils ne s’estiment pas responsables.
Une crise quand même particulièrement paradoxale. Il y a trois ans, on incriminait les excès du libéralisme non régulé et les dérives d’un capitalisme financier. Tout le monde était d’accord pour les dénoncer ! La crise avait pour origine les subprimes, les produits dérivés, les bonus insensés, l’enrichissement sans cause. Et 40 millions de personnes dans le monde, employés en France, ouvriers en Asie, artisans en Afrique, ont été précipitées dans le chômage pendant l’année qui a suivi la faillite de Lehman Brothers, à laquelle elles étaient totalement étrangères.
Aujourd’hui, la crise se prolonge et s’aggrave. Ce seraient cette fois les excès des politiques publiques, des dépenses sociales, de l’Etat providence. Comme si les années précédentes avaient été effacées. Faut-il choisir entre ces deux explications, aux antipodes l’une de l’autre, ou considérer que les deux sont liées ? De quoi les financiers ont-ils fait leur miel ? Ils se sont aussi enrichis sur les dettes des Etats. Ils dénoncent leur incurie, mais ils se sont servis d’eux. Ils décrètent la mort de l’Etat providence, mais les Etats sont devenus une providence pour les plus privilégiés.
Il y a en réalité deux mondes d’indignés : ceux qui se montrent et ceux qui se cachent, ceux qu’on ignore et ceux qui s’ignorent. Les volubiles et les muets. Les outsiders et les infiltrés.
Les indignés qui se montrent, devant leurs tentes, leurs pancartes, marchant, palabrant, apostrophant, semblent implorer qu’on veuille bien s’interrompre pour les écouter : les manettes leur échappent. Ils n’ont à eux qu’un espace public qu’ils tentent d’occuper.
Les indignés qui s’ignorent sont dans le système. Ils sont dans les entreprises, dans les administrations, dans les partis politiques. Au cœur du réacteur. Leur indignation est rentrée. Elle ne s’exprime pas ouvertement. Parfois, ils ne se la formulent pas à eux-mêmes. Le plus souvent, ils savent que laisser transparaître leur indignation les exposerait à être éjectés du système ou à vivre en porte-à-faux. Pudiquement, ils osent parfois simplement dire qu’ils sont en quête de sens. On en croise de plus en plus. Ceux qui, au lendemain de la crise des subprimes, exprimaient sous le sceau de la confidence et avec effroi que « tout était déjà reparti comme avant ». Ils avaient raison. Ceux qui reconnaissent que l’explosion des plus hautes rémunérations n’est pas tenable, mais qui n’osent pas le dire.
Les indignés visibles et les indignés « infiltrés » communiquent peu entre eux. Ils ne se comprennent ni ne s’estiment. Les uns reprochent aux autres de ne pas comprendre la complexité du monde, les autres d’en abuser. Comme si le monde se divisait entre stupidité et cupidité. Ils ont en commun leur impuissance. En 2012, transformeront-ils leur indignation en action ?
* Ancien haut-commissaire à la Jeunesse et auteur de « Sécu : objectif monde. Le défi universel de la protection sociale », éd. Stock.
** Rapport de la commission Attali, 2008.
Source: http://www.parismatch.com/Actu-Match/Monde/Actu/Le-monde-des-indignes-365947/?sitemapnews
Paris Match | MARDI 20 DÉCEMBRE 2011 par Martin Hirsch
Pour l'ancien haut-commissaire à la Jeunesse, les indignés préfèrent "la reconquête de la dignité à la violence de la révolution".
Ils sont jeunes, mais leurs maîtres à penser ont plus de 90 ans.
Ils sont la génération Internet, ils se retrouvent sur Facebook, mais ils ont fait d’un livre l’un des plus grands best-sellers depuis « Harry Potter ».
Ils sont contre la mondialisation, mais ils martèlent les mêmes slogans aux quatre coins de la planète, de New York à Madrid, de Tel-Aviv à Athènes.
Ils préfèrent revendiquer leurs incertitudes que suivre ceux qui leur paraissent arrogants dans leurs certitudes, tels ces experts qui, récemment, donnaient de drôles d’exemples à la France : « L’Italie, le Portugal, la Grèce et plusieurs nouveaux Etats membres ont, eux aussi, mené des réformes courageuses, pour contrôler leurs dépenses publiques, moderniser leur administration et mieux recruter leurs agents publics. L’Espagne a œuvré pour l’accès de tous à la propriété du logement, dans une économie en quasi-plein-emploi », pouvait-on lire dans l’introduction d’un rapport destiné, en 2008, à libérer la croissance**.
Ils sont les enfants de ces altermondialistes que les « vrais » économistes traitaient, avec la plus grande condescendance, de plaisantins utopistes lorsqu’ils défendaient une taxe sur les transactions financières dont des dirigeants libéraux, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel en tête, sont devenus aujourd’hui d’ardents défenseurs.
Ils combattent le libéralisme et les inégalités qu’il sécrète. Ils sont désormais soutenus par la plus libérale des organisations internationales, l’OCDE, qui vient d’apporter de l’eau à leur moulin, interpellant avec une forme différente, mais avec la même vigueur, les dirigeants du monde riche. « Les gouvernements doivent s’attaquer au fossé record qui sépare les riches des pauvres », exhorte ainsi l’OCDE en dénonçant, profusion de chiffres à l’appui, un écart de revenus au plus haut depuis trente ans.
ILS NE VEULENT PAS PAYER LES POTS CASSÉS D’UNE CRISE DONT ILS NE S’ESTIMENT PAS RESPONSABLES
Ils ont des prétentions exorbitantes : ils souhaitent un logement abordable à Tel-Aviv, un travail qui les fasse vivre à Madrid, une démocratie dont les décisions ne soient pas dictées par les banques d’affaires à New York.
Ils se disent indignés. Pas révoltés. Comme s’ils préféraient la reconquête de la dignité à la violence de la révolution. Ils ont un point commun : ils ne veulent pas payer les pots cassés d’une crise dont ils ne s’estiment pas responsables.
Une crise quand même particulièrement paradoxale. Il y a trois ans, on incriminait les excès du libéralisme non régulé et les dérives d’un capitalisme financier. Tout le monde était d’accord pour les dénoncer ! La crise avait pour origine les subprimes, les produits dérivés, les bonus insensés, l’enrichissement sans cause. Et 40 millions de personnes dans le monde, employés en France, ouvriers en Asie, artisans en Afrique, ont été précipitées dans le chômage pendant l’année qui a suivi la faillite de Lehman Brothers, à laquelle elles étaient totalement étrangères.
Aujourd’hui, la crise se prolonge et s’aggrave. Ce seraient cette fois les excès des politiques publiques, des dépenses sociales, de l’Etat providence. Comme si les années précédentes avaient été effacées. Faut-il choisir entre ces deux explications, aux antipodes l’une de l’autre, ou considérer que les deux sont liées ? De quoi les financiers ont-ils fait leur miel ? Ils se sont aussi enrichis sur les dettes des Etats. Ils dénoncent leur incurie, mais ils se sont servis d’eux. Ils décrètent la mort de l’Etat providence, mais les Etats sont devenus une providence pour les plus privilégiés.
Il y a en réalité deux mondes d’indignés : ceux qui se montrent et ceux qui se cachent, ceux qu’on ignore et ceux qui s’ignorent. Les volubiles et les muets. Les outsiders et les infiltrés.
Les indignés qui se montrent, devant leurs tentes, leurs pancartes, marchant, palabrant, apostrophant, semblent implorer qu’on veuille bien s’interrompre pour les écouter : les manettes leur échappent. Ils n’ont à eux qu’un espace public qu’ils tentent d’occuper.
Les indignés qui s’ignorent sont dans le système. Ils sont dans les entreprises, dans les administrations, dans les partis politiques. Au cœur du réacteur. Leur indignation est rentrée. Elle ne s’exprime pas ouvertement. Parfois, ils ne se la formulent pas à eux-mêmes. Le plus souvent, ils savent que laisser transparaître leur indignation les exposerait à être éjectés du système ou à vivre en porte-à-faux. Pudiquement, ils osent parfois simplement dire qu’ils sont en quête de sens. On en croise de plus en plus. Ceux qui, au lendemain de la crise des subprimes, exprimaient sous le sceau de la confidence et avec effroi que « tout était déjà reparti comme avant ». Ils avaient raison. Ceux qui reconnaissent que l’explosion des plus hautes rémunérations n’est pas tenable, mais qui n’osent pas le dire.
Les indignés visibles et les indignés « infiltrés » communiquent peu entre eux. Ils ne se comprennent ni ne s’estiment. Les uns reprochent aux autres de ne pas comprendre la complexité du monde, les autres d’en abuser. Comme si le monde se divisait entre stupidité et cupidité. Ils ont en commun leur impuissance. En 2012, transformeront-ils leur indignation en action ?
* Ancien haut-commissaire à la Jeunesse et auteur de « Sécu : objectif monde. Le défi universel de la protection sociale », éd. Stock.
** Rapport de la commission Attali, 2008.
Source: http://www.parismatch.com/Actu-Match/Monde/Actu/Le-monde-des-indignes-365947/?sitemapnews